Merci  à Mr Jean-Marie Carbasse, de l’Académie de Montpellier,  traducteur de ce document qu’il a bien voulu nous transmettre

Une enquête sur le commerce d’Aigues-Mortes à la fin du XIIIe siècle

Enquête faite à l’occasion d’un litige entre le roi de France d’une part, le roi de Majorque, seigneur de Montpellier, et les consuls de Montpellier, d’autre part, en avril et mai 1299.

Texte édité par A. GERMAIN, Histoire du commerce de Montpellier, I, p. 326-378.

Analyse du document, avec une traduction partielle et simplifiée : ce genre d’enquêtes comporte nécessairement beaucoup de redites ; on les a réduites au minimum. Version provisoire)

Objet de l’enquête : les taxes que les marchands qui viennent au port de Lattes pour leurs affaires avec les Montpelliérains sont obligées de verser aux officiers du roi de France au siège d’Aigues-Mortes.

Les agents du roi de France avaient ordonné à tous les marchands étrangers se rendant à Lattes de passer d’abord par Aigues-Mortes pour s’y acquitter de ces taxes. Le roi de Majorque et les consuls de Montpellier contestent cette obligation et forment un recours devant la Cour du roi (le Parlement) ; c’est en vue de régler ce litige que Philippe le Bel désigne des commissaires enquêteurs pour faire, selon la procédure habituelle du Parlement, l’état de la question.

L’enquête a lieu à Nîmes à partir du 6 avril 1299 (1298 a. s. : Pâques le 18 avril).

Les commissaires du roi de France sont : l’évêque Guillaume de Soissons et Richard Neveu, archidiacre de Luxeuil, « clercs du roi » (= membres du Parlement).

Comparaissent devant eux les représentants des parties :

1 / Pour les demandeurs :

Les « procureurs » (représentants) du roi Jacques II de Majorque, comte de Roussillon et de Cerdagne, seigneur de Montpellier, sont Etienne Sabors et Brémond de Montferrier, chevalier du roi (et par ailleurs professeur de droit canonique à l’Université). Procuration donnée à Perpignan le 12 des kalendes d’avril (= 21 mars) 1299.

Le « procureur » (ou « syndic ») désigné par les consuls de Montpellier pour représenter la ville est Pierre Romenée ou Romée ; procuration donnée à Montpellier le 1er avril.

2 / Le roi de France, défendeur, est représenté par le sénéchal de Beaucaire Jean d’Arrablay1 et par Maître Pierre de Béziers2.

L’enquête commence par l’exposé des « positions » des demandeurs, divisées en 18 points. Sur chaque point, après l’exposé des demandeurs vient la réponse des représentants du roi de France, qui soit refusent de répondre en qualifiant l’argument d’impertinent, soit nient purement et simplement le fait proposé.

Résumé des positions des demandeurs :

Il y a 30 ou 35 ans a été imposée à Aigues-Mortes une taxe d’un denier pour livre (= 5/12 % = 0,41% : à vérifier) sur toutes les marchandises chargées ou déchargées sur le port par des marchands. Avant cette époque, il n’y avait aucune taxe, ce qui est de notoriété publique.

Jusqu’à une époque très récente, les marchands qui ne faisaient que s’arrêter à Aigues-Mortes sans charger ni décharger, pour faire de l’eau (causa refrescandi) ou pour attendre une mer plus calme, ne payaient rien.

De même, s’ils déchargeaient quelques marchandises, ils ne payaient la taxe que sur les marchandises déchargées, et non sur les autres. Depuis 5 ans environ cela a changé, « par la puissance et violence » des gens du roi de France. De même, depuis toujours, les marchands et autres navigants, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, avec des navires de diverses sortes (cum navibus, lignis3, navigiis : v. à quoi ça correspond), grands ou petits, pouvaient venir et faire halte sans aucun empêchement et aucune taxe au profit du roi de France sur les plages et (aux) graus de tout le diocèse de Maguelone et ils pouvaient charger ou décharger leurs marchandises librement, en entrant et en sortant par les graus, pour arriver jusqu’au port de Lattes et y apporter ou en emporter des marchandises, sans être obligés de passer d’abord par le port d’Aigues-Mortes. Ceci est notoire (VII).

De même, depuis 3 ou 4 ans, les gens du roi de France se sont mis à interdire, injustement, aux marchands quels qu’ils soient (etc.) de venir sur les plages ou d’entrer dans les graus pour charger ou décharger sans passer au préalable par le port d’Aigues-Mortes, ceci pour leur faire payer la taxe ! Cela ne s’était jamais fait et constitue pour le roi de Majorque, pour les habitants de Montpellier un grave préjudice et dommage ; et grand péril pour les marchands et marins qui risquent de ce fait le naufrage ; il est d’ailleurs notoire que plusieurs naufrages ont eu lieu, avec perte des marchandises, du fait de ces nouvelles dispositions (VIII). Les demandeurs protestent contre le fait qu’il y a 3 ans certains marchands voulant passer par les graus pour aller au port de Lattes ont été arrêtés et leurs marchandises saisies car ils ne voulaient pas passer d’abord par Aigues-Mortes, et ils ont dû par force payer la taxe (IX).

Les demandeurs affirment que tout le monde peut naviguer librement et accéder librement à n’importe quel port dans le royaume de France, sans payer aucune taxe ni exaction (denier pour livre, redevance, vectigal) au roi, comme on peut le constater dans les ports et graus de Leucate, Gruissan, Narbonne, Vendres, Sérignan, Agde, et généralement dans tous les ports et graus du royaume de France, et en particulier dans les sénéchaussées de Beaucaire et de Carcassonne, sauf dans le port de Lattes et dans les graus du diocèse de Maguelone, là où tout récemment les taxes contestées ont été introduites, de façon injuste (X).

De même les demandeurs protestent contre le fait que les gens de la sénéchaussée (de Beaucaire) lèvent depuis peu de temps une taxe indue sur les marchands de Montpellier dans un lieu appelé « de la Fosse », situé sur le territoire de Lunel, alors qu’autrefois le seigneur de Lunel avait concédé à ces marchands une exemption complète de taxes (sur les marchandises) et qu’ils avaient joui de cette exemption depuis un temps très long. Les gens du roi de France répondent que cette concession autrefois faite par un seigneur de Lunel n’est en rien opposable au roi, car la concession initiale a été faite sans l’accord du roi, suzerain du seigneur de Lunel…(XI).

Autre grief fiscal (XII) ; violation des privilèges des marchands italiens résidents à Nîmes (XIII et XIV) ; griefs judiciaires : les gens du roi de France interviennent indûment dans le cours de la justice rendue par les officiers du roi de Majorque aux marchands italiens… (XV) ; dettes des Juifs (XVI à XVIII). [Fin des positions des demandeurs]

[Suite de l’enquête : visites in situ] La veille des Rameaux, les commissaires-enquêteurs et les représentants des parties se rendent au grau de la Cauquillouse (Cauquillosa) pour prendre de leurs propres yeux connaissance des lieux. Le mercredi suivant ils font la même visite au grau de Vic (de Vico). Le samedi veille de Pâques ils vont à Lattes et visitent le port, toujours en présence des représentants des deux parties.

Le mercredi après Pâques l’enquête se poursuit à Montpellier. Les représentants de la ville et les hommes du roi de France comparaissent devant les enquêteurs royaux et les représentants de Montpellier remettent par écrit leurs « articles » (positions) aux enquêteurs.

Sept points, qui reprennent largement ceux des représentants du roi de Majorque : 1 / absence de taxes autrefois à Aigues-Mortes ; apparition de taxes il y a 34 ou 35 ans pour les marchands qui chargent et / ou déchargent dans le port. – 2 / Depuis cette époque et « jusqu’à il y a peu de temps », les marchands qui passaient par Aigues-Mortes ou qui s’arrêtaient sur la plage pour faire de l’eau fraîche ou en cas de mauvais temps ne payaient rien du moment qu’ils ne déchargeaient / chargeaient pas de marchandises. – 3 / Ils ne payaient la nouvelle taxe que sur les marchandises chargées ou déchargées, pas sur les autres. – 4 / si depuis 5 ans il en va autrement, c’est par violence (voie de fait) des gens du roi de France. – 5 / Autrefois, depuis un temps immémorial, personne ne payait de taxe sur les marchandises au roi de France en arrivant sur les plages ou dans les graus du diocèse de Maguelone ou pour accéder au port de Lattes par ces graus, et surtout ils n’étaient pas obligés de passer par Aigues-Mortes pour aller à Lattes. – 6 / Il y a 3 ou 4 ans, les gens du roi de France ont commencé à interdire l’accès à Lattes à tout navire qui ne serait pas passé d’abord par Aigues-Mortes pour y payer la taxe ; c’est une violence, et en plus c’est mettre les navires en danger encas de gros temps ; il y a eu plusieurs naufrages qui ont eu lieu depuis de ce fait avec perte des marchandises. 7 / les gens du roi de France ont arrêté des marchands et saisi leurs marchandises quand ils ne voulaient pas respecter cette obligation nouvelle de passer par Aigues-Mortes.

Pour prouver leurs positions, les demandeurs produisent des témoins qui prêtent le serment de dire la vérité sur l’Évangile : 3 témoins pour les consuls de Montpellier et 4 témoins pour le roi de Majorque (NB. : ces listes sont incomplètes ; l’éd. met des points de suspension ; en tout, il y a 31 dépositions).

S’ensuivent les dépositions des témoins. Chaque témoin commence par se présenter en indiquant son âge (toujours approximatif). Dépositions largement répétitives : on résume.

Résumé des dépositions :

1 / Albert Saulinères, de Banyuls, diocèse de Gérone, âgé de 50 ans ou plus (produit par le Roi de M.) : il déclare résider à Montpellier, pour son commerce, depuis l’époque où le roi Saint Louis est parti pour Tunis. Il déclare sous serment qu’aucun gros navire ne peut franchir les graus et que de ce fait il est nécessaire, d’où qu’ils viennent, qu’ils passent par le port d’Aigues-Mortes ; et là, depuis « bien 35 années », ils paient la taxe imposée au nom du roi de France par Bocanegra4…. Tous les navires qui entrent dans le port d’Aigues-Mortes, d’où qu’ils viennent et quelle que soit leur cargaison, doivent payer la taxe, du denier pour livre, qu’ils chargent / déchargent ou non, qu’ils soient gros ou petits. S’agissant des bateaux plus petits que les gros navires ou les grosses galées (navigiis, lignis ac barquis), le témoin dit qu’ils ont pu de tout temps venir dans les graus susdits, sans payer aucune taxe jusqu’à il y a environ onze mois, moment auquel les gens du roi de France ont obligé même les barques et les petits bateaux, quels qu’ils soient…, à passer par le port d’Aigues-Mortes pour y payer le denier pour livre, ce qu’ils ont fait depuis. Il dit qu’il a vu plusieurs fois, en cas de fortune de mer, arriver à ces graus de grosses barques chargées, qu’il a fallu alléger d’une partie de leur cargaison pour qu’elles puissent franchir les graus, les paquets étant mis dans des barques plus petites

2 / Rostaing Guerche, de Marseille, résidant à Montpellier, 40 ans…, exerçant le commerce maritime ; il a vu, depuis il y a 28 ans jusqu’à il y a 5 ans, que les embarcations allaient et venaient librement ; plusieurs fois il a vu des bateaux accoster au grau de Cauquillouse, sans qu’ils soient obligés d’aller ailleurs, en particulier au port d’Aigues-Mortes ; mais il y a 5 ans un certain Roquin (Rouquin), garde (royal) du port d’Aigues-Mortes, a obligé les bateaux passant devant Aigues-Mortes (per ante portum A. M.) à entrer dans le port pour payer le denier pour livre ; et ça a duré un an, jusqu’à la mort de Roquin… Avant cette période (il y a 5 ans), il a vu quelquefois certains bateaux obligés par la tempête (propter fortunam maris) à se réfugier dans le port d’Aigues Mortes ; et il a parfois entendu le clavaire d’A. M. remercier le vent et la fortune de les y avoir conduits : « Grand merci au vent, et non à vous, car autrement vous ne seriez pas venus ! ». Il y a deux ans, les gens du roi à A. M. ont obligé indifféremment tous les bateaux, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, arrivant au grau de Cauquillouse, à aller d’abord à Aigues Mortes pour payer le denier pour livre. Interrogé s’il y avait une différence entre grands et petits bateaux, il répond que non, si ce n’est que les gros bateaux ne peuvent pas entrer dans le grau en question ; et il a vu un gros bateau débarquer sur la plage près du grau, où les marchandises étaient transférées du gros bateau sur des petits pour entrer dans le grau…

3 / Guillaume Sarriera, de Barcelone : même chose.

4 / Raimond Calbert, de Lérida, 55 ans : … dit qu’il a vu, une ou deux fois, que le grau de Cauquillouse a été changé par le mauvais temps (fortuna maris), parce que la mer avait fait un autre passage à côté, faisant un nouveau grau, par où les barques pouvaient aussi entrer…

5 / Guillaume de Bonnefoi de Cajarc, marchand de Cahors, âgé de 40 ans et plus, dit les mêmes choses : nul gros navire chargé ne peut passer par ledit grau ; nul navire gros ou galée ne peut, en hiver, rester sur la plage sans grand danger : cela lui est arrivé une fois, quand il arrivait de Catalogne avec des marchandises et voulait entrer dans le grau, il ne l’a pas pu à cause du mauvais temps, et il a dû aller à Aigues-Mortes pour s’abriter dans le port et décharger ses marchandises. Il a vu plusieurs fois, quand un lignum était déchargé dans le grau, il devait aussitôt retourner à vide à Aigues-Mortes, par crainte du mauvais temps.

Le 24 avril, poursuite des auditions de témoins :

6 / Pierre Rolland, de Clayrano (Claira ?) en Roussillon, âgé de 60 ans… dit qu’il a vu et entendu parler du fait qu’entre 40 ans et 10 ans en arrière, il y a eu quatre graus sur le rivage de la mer, près de Maguelone, dont l’un s’appelait le Grau nouveau (ou « neuf »), un autre le grau de Maguelone, un autre le grau de Cauquillouse, un autre le grau de Vic, mais jamais (tous les 4) ensemble : car quand l’un était ouvert par la mer (« fortune de mer » : tempête), un autre se fermait. Finalement sont restés les graus de Vic et de Cauquillouse. Et il a vu, pendant cette période, que les navires, tarides5, « lignes » et grosses barques, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, se présentaient à ces graus… Il dit aussi qu’ils ne pouvaient pas entrer dans les graus sans avoir été au préalable allégés (déchargés) sur la plage avec des caupulis6 et des barques qui entraient dans le grau et descendaient jusqu’à Lattes… Quand quelque gros bateau était déchargé sur la plage avant d’entrer dans le grau, il fallait qu’il aille aussitôt au port d’Aigues-Mortes, de crainte de la tempête ; car si la tempête arrivait il risquait d’être brisé. Il a de même entendu dire qu’il y a trois ans ou à peu près, et depuis cette époque, un sergent du roui de France était posté à l’entrée des graus pour obliger les barques et autres navires qui arrivaient là avec les marchandises à aller d’abord jusqu’au port d’A.-M. pour s’acquitter du denier pour livre sur les marchandises transportées.

7 / Bernard Albuston, de Mauguio, barbier, non spécialiste de la mer (« habitué à la mer » : usitatus mari), 40 ans et plus, dit qu’il a vu et entendu dire que jusqu’à il y a à peu près deux ans les gros bateaux qui arrivaient au grau de Cauquillouse ou, une fois, à la plage, avant le grau, ne payaient pas la taxe et n’étaient pas obligé d’aller au port d’Aigues-Mortes. Comment le sait-il ? Il l’a vu lui-même en étant présent, car il rasait les barbes des marchands, et personne ne les inquiétait en quoi que ce soit. Il dit aussi que les bateaux, galères ou « lignes » chargés ne pouvaient entrer dans le grau et devaient être déchargés par de petits bateaux qui pouvaient passer par le grau et descendre ensuite jusqu’à Lattes. C’est ce qu’il a vu avec toute sorte de marchands, marseillais, catalans, génois… Et il a entendu dire il y a à peu près deux ans que les gens du roi de France obligeaient (etc.)…

8 / Pierre Julien, de Mauguio, 40 ans et plus, déclare qu’il y a bien 12 ans, et pour 6 ans, il est devenu « péager » au grau de Cauquillouse pour le compte de l’évêque de Maguelone, puisque le grau en question est dans son domaine. Et pendant six ans il a vu toute sorte de bateaux (etc.) arriver et décharger librement, sans avoir à aller à Aigues-Mortes et sans exaction (taxe) quelconque ; simplement chaque « navire » payait à lui-même ou à ses collègues, pour ledit évêque de M., 10 sous et un rouleau de cire, ou la valeur d’un rouleau de cire ; et ils payaient aux gens du roi de Majorque, pour ledit roi, un dernier d’or et une livre de poivre, pour accéder au port de Lattes. Et les galées payaient 25 sous à l’évêque, et une autre redevance au roi de M, il ne se rappelle pas laquelle. Et les « barques » qui arrivaient du côté de l’Orient (a parte Orientali), 12 deniers, etc. Et les gros bateaux qui ne pouvaient pas passer dans le grau, etc. [= comme les autres témoins] ; une fois déchargés, les gros bateaux pouvaient attendre sur la plage si le temps était beau ; sinon ils allaient au port d’Aigues-Mortes se mettre à l’abri… Il a entendu dire qu’il y a à peu près six ans le garde royal du port d’Aigues-Mortes était venu jusqu’au grau avec un lignum armé et qu’il avait saisi les barques qui étaient dans le grau et les avait obligées à aller à Aigues-Mortes ; mais il ne sait pas pourquoi. Et il a entendu dire qu’une autre fois, le même garde est venu au grau pour saisir une barque à deux voiles, pour la conduire au port d’Aigues-Mortes. ; il ne sait pas pourquoi. …

9 / Bernard Hugon, de Mauguio, cultivateur, 40 ans…

10 / Guillaume Vézian, de Mauguio, cultivateur, 60 ans… À l’époque où le roi est parti pour Tunis, il y a à peu près trente ans, et jusqu’à il y a 13 ans, il a été sans interruption péager au grau de Cauquillouse pour le compte de l’évêque. Et il a vu et entendu dire… [rien de plus : liberté du passage ; pas d’obligation d’aller à Aigues-M. ; il pense que la taxe d’un denier / livre levée dans le port d’A.-M. a due être instituée au moment du « passage » à Tunis.

Auditions du lendemain, 25 avril :

11 / Guillaume Roque, de Mauguio ; 50 ans et plus ; lui aussi « péager » de l’évêque au grau de Cauquillouse il y a 29 ans, pendant 9 ans. Dit qu’à son avis le grau de C. a été ouvert par la mer il y a une trentaine d’années au moins, à peu près un an avant qu’il ne soit nommé « péager » de l’évêque. Avant que ce grau ne soit ouvert, il y en avait un autre près de Maguelone, où se présentaient tous les navires ; ensuite, ils se sont présentés au grau de Cauquillouse…

12 / Nicolas de Riverolo, originaire de Gênes, habitant d’Aigues-Mortes, marinier, âgé de 70 ans… Dit qu’il réside ici depuis avant l’expédition de Tunis, au moins 3 ans avant, donc à peu près depuis 35 ans ; à cette époque il habitait ici, et il est toujours resté depuis avec sa famille. Il a vu, avant et au moment dudit « passage », que Guillaume Bocanegra, qui était juge d’Aigues-Mortes pour le roi de France, obligeait tous les navires qui entraient dans le port d’Aigues-Mortes et qui y jetaient l’ancre, depuis la Motte de Coitieux jusqu’au grau de la Chèvre (de Mota de Cotieu ad gradum de Cabra), à payer le denier pour livre. Et cela se fait depuis cette époque. Mais les gens du roi ne s’occupaient pas de ceux qui n’entraient pas dans le port et n’y jetaient pas l’ancre. De même, il a vu et entendu dire qu’à cette époque et jusqu’au moment où maître Philippe de Bois-Archambaud a été sénéchal de Beaucaire = 1288, il y a 11 ou 12 ans, les navires (naves, galeas, ligna, barquas et alia navigia) pouvaient venir librement au grau de Cauquillouse sans être obligés de passer par le port d’Aigues-Mortes, pourvu qu’ils ne jettent pas l’ancre… Il y a 12 ans, ce sénéchal, ou un autre, a décidé que tous les navires qui passeraient en vue d’Aigues-Mortes (per vistam A.-M.) seraient obligés de venir jusqu’à Aigues-Mortes pour s’y acquitter de la taxe d’1 d / £. Et ainsi fut fait : lui qui parle a été garde du port pour le roi ; et il se rappelle très bien que cette taxe a été imposée il y a à peu près 30 ans ; et depuis cette époque tous les bateaux, sans exception, qui entrent dans le port sont obligés de la payer, sur toutes les marchandises qu’ils portent, quand bien même ils n’en déchargeraient aucune, ou s’ils n’en déchargeaient qu’une partie. Et s’il arrivait qu’un bateau entre dans le port et y jette l’ancre, puis s’en aille sans avoir payé la taxe, la cour d’A.-M. le faisait poursuivre et le contraignait à revenir pour le faire payer. Il est même arrivé, il y a deux ans, qu’une taride chargée de marchandises a jeté l’ancre dans le port puis, le beau temps revenu, est partie dans la nuit, sans payer la taxe, jusqu’au grau de Vic ; le lendemain Jacques Ferrand, lieutenant du viguier d’A.-M., a fait armer deux barques et s’est rendu avec 40 hommes (dont lui qui parle faisait partie) jusqu’au grau de Vic pour obliger la barque à revenir à A.-M., et ils ont saisi toutes ses voiles, et ils lui ont fait payer la taxe sur toutes les marchandises qu’elle portait. … De même, il dit que ces graus ne sont pas des ports, et que les navires ne peuvent pas s’y abriter en cas de mauvais temps, ils doivent aller dans le port d’A.-M. ; et il ne fait aucune différence entre gros bateaux et petits…

13 / Jacques Vallivin, de Gênes, habitant d’A.-M., 55 ans… pratique le commerce maritime depuis au moins 40 ans ; avant Bocanegra, les bateaux venaient dans le port d’A.-M. librement, sans rien payer. Ensuite, Bocanegra a imposé la taxe du denier pour livre à tous les bateaux entrant dans le port, qu’ils déchargent ou non ; cela fait 30 ans ou à peu près. Et puis, il y a 12 ans ou à peu près, le sénéchal du roi a décidé que tous les navires qui jetteraient l’ancre dans les limites du port d’A.-M. (infra terminos portus), c’est-à-dire entre le grau de la Chèvre et la Motte de Coitieux devraient entrer dans le port (lui-même) et s’acquitter de la taxe ; il y a bien 18 ans de cela, ou à peu près…

14 / Pierre Guirard, de Frontignan, homme du roi de Majorque, marinier, 40 ans ou…, etc. Il y a 12 ans, il a vu une seule fois que les gens du roi de Fr. à A.-M. ont obligé une barque qui passait sur la mer en vue du port (in veua portus) à entrer dans ledit port pour s’acquitter de la taxe ; mais il ne l’a pas vu faire d’autres fois parce qu’il y avait alors la guerre avec la Catalogne et que les gens dudit port n’osaient pas sortir en mer. Il y a deux ans à peu près, il a vu trois barques, dont une qu’il « conduisait » lui-même, qui avaient chargé du vin de Frontignan dans le grau de Vic pour faire route vers la Catalogne, se faire arrêter par un sergent de la rectorie de Montpellier, appelé Philippot, lequel disait que ces trois barques devaient d’abord passer par le port d’A.-M. pour payer la taxe, avant d’aller où que ce soit ; et alors les « conducteurs » de ces trois barques, dont lui-même qui parle, sont venus à Montpellier pour parler avec le lieutenant du roi de Majorque, lequel est allé à son tour discuter avec le recteur de Montpellier pour le roi de France, et le recteur a laissé partir les trois barques librement = sans payer ; et ils sont partis…

15 / André de Pradines, de Mèze, homme de l’évêque d’Agde, marinier, 50 ans…

16 / Pierre de Vic, de Mèze, ancien marinier, homme de l’évêque d’Agde, 55 ans…

17 / Jean Pradier, de Mèze, homme de l’évêque d’Agde, autrefois marinier, aujourd’hui marchand, âgé de 80 ans au moins… se rappelle qu’il y a bien 60 ans, il y avait sur le rivage de Maguelone un grau, appelé grau de Maguelone, qui est resté ouvert longtemps, puis s’est fermé et séché ; ensuite, il y a env. 30 ans, le grau de Cauquillouse s’est ouvert, puis celui de Vic, il y a bien 12 ans. Depuis 60 ans, les navires sont entrés d’abord par le grau de Maguelone, puis par celui de Cauquillouse et ils pouvaient librement entrer et sortir, charger et décharger, sans aucun empêchement de la part du roi de France et sans payer le denier pour £ ; quand les bateaux étaient trop gros, on les déchargeait (etc.) ; et c’était ainsi à l’époque où il n’y avait encore à A.-M. ni pierre ni tour. Ensuite, il y a à peu près 60 ans (sic !), lorsque le roi est parti outre-mer pour Damiette, lorsque le lieu d’A.-M. a été habité, et ensuite pendant dix ans, jusqu’à il y a 50 ans, a été imposé à A.-M. la taxe du denier pour £. Qui a imposé cette taxe ? Il répond ne pas le savoir, sauf que c’était un Lombard. De même, il y a 30 ans… (épisode de la barque armée à la poursuite d’un navire fraudeur) …

17 mai (une seule déposition)

19 mai (courtes dépositions sans intérêt)

26 / Pierre Eguoserii, de Mèze, ancien marinier et pêcheur, 70 ans… (Damiette)

27 / Bernard Pradier, de Mèze, marinier, 57 ans…

23 mai

31 / Maître Jordan Speciator, originaire d’Alba, habitant d’Aigues-Mortes, autrefois apothicaire, âgé de 70 ans ou à peu près, établi à Aigues-Mortes depuis à peu près 28 ans ; peu avant fut établie la taxe du denier pour livre. Il était alors clavaire (= trésorier) et secrétaire de la claverie d’Aigues-Mortes et il l’est resté pendant 27 ans, jusqu’à il y a 3 mois, où un autre clavaire a été nommé. Pendant tout ce temps, il a vu tous les bateaux, quels qu’ils soient, qui venaient jeter l’ancre dans le port d’Aigues-Mortes, pour quelque raison que ce soit, en déchargeant leurs marchandises ou non, ont payé le denier pour livre. Et de même pour les bateaux qui jetaient l’ancre au large d’A.-M. (« en vue d’A.-M. »), même ancrés en eau profonde. Il y a quelques 24 ans, avant que des accords ne soient passés entre les marchands italiens et le roi, un navire génois est venu jusqu’à la plage avant le grau de Cauquillouse et a chargé des paquets de trossels (balles de drap ?) ; lorsqu’il apprit cela, le viguier d’Aigues-Mortes alors en poste lui a demandé, à lui qui parle, d’aller jusqu’à ce navire et d’ordonner au patron du navire, de par le roi, qu’il s’avance jusqu’au port d’A.-M. afin de payer le d / £ ; ce qui a été fait. Et lui, témoin qui parle, a relaté ce fait dans le livre de ladite claverie. De même, il a vu que certains petits bateaux et barques venaient au dit grau pour charger et décharger en toute liberté, sans être obligés de venir jusqu’au port pour payer la taxe ; car à cette époque on ne se souciait pas des petits bateaux, sauf s’ils jetaient l’ancre en vue d’A.-M., entre le grau de la Chèvre et la Motte de Coitieux, auquel cas on les forçait à venir s’acquitter de la taxe à A.-M.…

36 / Pierre Raimond, de Narbonne, marinier, âgé de 35 ans environ, … dit qu’il a commencé à naviguer et à utiliser le grau de Cauquillouse et le grau de Vic depuis bien 10 ans… Il dit avoir vu, il y a bien 10 ans, que Roquin, garde royal du port d’A.-M., est venu au grau de Cauquillouse avec un bateau (lignum) armé pour arrêter une barque venue de l’Est (de l’Orient) avec des marchandises et la conduire à A.-M. pour lui faire payer la taxe.

(Les autres dépositions sont très répétitives et confirment en gros ce qui précède)

Le 29 mai les enquêteurs royaux sont à A.-M. pour la suite de l’enquête. Comparait devant eux Maître Pierre de Béziers, procureur du roi de France, d’une part ; et comparaissent aussi, d’autre part, Etienne Sabors, pour le roi de Majorque, et les représentants des consuls de Montpellier.

Pierre de Béziers, au nom du roi de France, remet ses « positions » aux enquêteurs. Positions divisées en 22 articles destinées à prouver les droits du roi de France à Aigues-Mortes.

Résumé de l’argumentaire : A.-M. est le seul port digne de ce nom, c’est-à-dire propre à offrir un vrai refuge aux gros bateaux en cas de mauvaise mer, sur toute la côte de la sénéchaussée de Beaucaire ; le roi saint Louis a institué la taxe contestée pour permettre l’entretien de ce port ; elle est due par tous ceux qui passent par A.-M. ou simplement en vue d’A.-M. S’il y a des fraudeurs, ils peuvent être contraints à payer par la force. Tout cela est de notoriété publique, comme il est notoire que le port d’A.-M. est le seul port sûr sur les rivages de la sénéchaussée. C’est le seul où, en cas de gros temps, les navires passant au large peuvent trouver refuge. Quand on vient de Majorque ou de Catalogne en doublant le Cap de Creus (Caput de Cruce), il est plus rapide et plus sûr de voguer tout droit vers A.-M. que de dévier sa route pour aller au grau de Vic ou de Cauquillouse, ou quelque autre lieu du diocèse de Maguelone ; c’est notoire, etc. Il serait d’ailleurs dangereux pour le royaume de France, et contraire à sa sécurité, surtout en temps de guerre, si l’on pouvait entrer dans le royaume en passant par le diocèse de Maguelone (XI-XII). Pour les bateaux qui veulent aborder dans la sénéchaussée de Beaucaire, le plus sûr est de passer par A.-M., où une tour admirablement haute et forte a été construite par saint Louis, avec un phare à son sommet dans lequel brille un feu toute la nuit, pour guider les navigateurs en toute sécurité. Ce qui est notoire, etc. (XIV). Les gens du roi de Majorque ont fait une mauvaise querelle devant le parlement du roi de F, au sujet des graus du diocèse de Maguelone, en particulier ceux de Cauquillouse et de Vic, par où ils prétendent que les marchands ont eu accès à Lattes de toute antiquité, sans rien payer à personne. Or, s’il y a bien un grau à Vic, ce grau est tout récent, puisqu’il a été ouvert par la mer il y a à peine huit ans. C’est notoire dans toute la sénéchaussée. De même, si on trouve d’autres graus sur le littoral de Maguelone, ce sont aussi des graus récents, vieux d’à peine 20 ans. Tous ces graus sont nouveaux et changeants, tantôt ouverts, tantôt fermés, selon les caprices de la mer… Marchands italiens de Nîmes (XX-XXII) ; Sur les marchands, le roi de Fr. a les mêmes droits à Montpellier qu’aux foires de Champagne…

Suivent les dépositions des témoins sur ces articles ; 13 témoins mais Germain a-t-il tout publié ? il faudrait voir le J 892 aux AN.

Rien de particulier sur la topographie : à propos des graus, les témoins confirment ce qui précède.

La déposition du 1er témoin, Jacques Ferrand, d’Agde, très intéressante ; longue, elle donne beaucoup de détails, par exemple les noms des gardes du port d’A.-M.

Topographie : la « vue d’A.-M. » commence en deçà du grau de Boucanet, « qui est distant d’A.-M. de deux lieues » ; tous ceux qui doublent ce cap sont donc soumis à la taxe…

Le 2e témoin, maître Bernard Marquès, juriste, « actuellement juge d’A.-M. »7, explique comment on repère les bateaux qui doivent payer la taxe : « dès que le gardien qui est en haut de la tour d’A.-M. aperçoit un navire ou des voiles sur la mer, il le signale au garde du port par une sonnerie de sa corne et le garde, avec une barque royale armée, va au devant de ce bateau ; et même si celui-ci n’avait pas prévu d’accoster à A.-M., on le détourne pour le faire entrer dans le port et y payer la taxe due au roi ; et il l’a vu faire plusieurs fois, avec toute sorte de navires de Marseille, de Catalogne, de Narbonne, dont il a oublié les noms ; pour les retrouver, il lui faudrait consulter le registre de la claverie où ces noms sont inscrits…. » Allusion à des incidents qui ont eu lieu, au temps de la récente guerre avec l’Aragon, entre des gens de Montpellier et des officiers royaux d’A.-M., p. ex. maître Nicolas Palhard, scribe de la cour d’A.-M., qui a été dépouillé par les ennemis, parce que la côte n’était pas assez bien gardée à cause de la guerre, etc.

30 mai (un témoin, des Saintes-Maries) : favorable au roi de France.

31 mai (4 témoins, originaires de Beaucaire, Marseille, Sommières, Pontoise, mais ces deux deniers sont des habitants d’A.-M.) : id.

1er juin (6 témoins, originaires de Vintimille, Gênes, Savone (2), Mèze, + un Catalan). Tous sont (évidemment) favorables aux prétentions du roi de France.

Le document publié s’arrête là.

Jean-Marie Carbasse

Ancien recteur d’Académie, Professeur honoraire des Facultés de droit

1 Sénéchal du début de 1296 à novembre 1302 ; nommé à cette date sénéchal de Périgord-Quercy (J. Strayer, Gens de justice du Languedoc, 1970, p. 51).).

2 Notaire de Nîmes dans les années 1280, puis procureur général de la sénéchaussée (Strayer, Gens de justice…, p. 95).

3 Jal, Glossaire nautique, v° lignum : « bâtiment à rames, parfois très grand, mais qui n’était point une galère (galea) ». En langue d’Oc : linhs ou lengs.

4 Guillaume Bocanegra, d’origine génoise, juge royal d’Aigues-Mortes sous saint Louis.

5 Jal, Glossaire nautique : Navire court, ponté, parfois à rames.

6 Jal : barque ronde et courte.

7 J. Strayer, Gens de justice …, p. 64-65.